La bataille de Bouvines

Entre l’histoire hagiographique d’autrefois, héroïque, mythologique (légende dorée) et l’histoire iconoclaste, relativiste, « déconstructrice »,  idéologisée, fondée sur l’autodénigrement : une voie étroite, retrouver le socle commun, identité unitaire de l’Etat-Nation : Rapport d’Hervé Lemoine sur la Maison de l’Histoire de France, 2008, lui-même cité par Max Gallo, L’âme de la France, une histoire de la Nation des origines à nos jours, Fayard, 2007

La bataille de Bouvines, ou les débuts d’un « sentiment d’appartenance national » (Duby) : comment un chef d’Etat moderne consolide son pays en s’appuyant sur les villes et sur l’Eglise contre les féodaux

« Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »
L’étrange défaite (1940), Marc Bloch, éd. Gallimard, coll. Folio Histoire, 1990, p. 198

Ce village, jadis appelé Pont-à-Bouvines, est situé entre Lille et Tournai, à quelques kilomètres de la frontière franco-belge. Autrefois sous la dépendance des abbayes de St-Amand et de Cysoing, il est bâti sur la rive droite de la Marque, rivière autrefois marécageuse et impossible à franchir pour les charrois. Son ancien nom exprime assez le rôle stratégique qu’il a pu jouer, dans ce couloir d’invasions, au cours des innombrables guerres qui ont ensanglanté ces riches terres tant disputées de la Flandre dite française.

BAT BOUV A

Au début du XIIIe siècle, dans un contexte d’élan démographique, de ferveur religieuse et d’essor économique dans la chrétienté européenne, la dynastie capétienne, qui se présentait comme héritière de Clovis et de Charlemagne sur le trône de France, avait succédé en 987 aux Carolingiens. Forte d’une heureuse suite de successions en ligne directe, elle avait réussi à rendre la Couronne définitivement héréditaire. Le roi Philippe II dit « Auguste » (étymologiquement : celui qui est né en août et/ou celui qui augmente son héritage) était le septième de cette lignée. Il tenta de réaliser le vieux rêve de rendre effective sa suzeraineté nominale sur ses puissants vassaux du « Royaume des Francs ». Il n’eut de cesse qu’il n’eût accru le domaine royal, lequel ne s’étendait alors que sur une zone oblongue entre Compiègne et Bourges.

Relayé par un début d’administration forte et dévouée, avec une habileté obstinée et peu regardante des moyens, il chercha à diminuer la pression que le royaume subissait, à la fois au Sud et à l’Ouest, de la part des Plantagenêt (cette famille angevine possédait, en plus de l’Angleterre, les 2/3 des fiefs du royaume de France). Il voulut, au Nord, rogner sur l’opulent comté de Flandre alors à son apogée, et se prémunir des menaces des ambitieux détenteurs du futur « saint Empire romain germanique », à l’Est.

Philippe, chrétien autant par opportunité que par conviction, comme tous les princes européens, tenta de se concilier les bonnes grâces de la cour de Rome. Après de nombreux démêlés, notamment liés à sa situation matrimoniale, il réussit à se faire passer pour le défenseur des intérêts du saint Siège. Il se plaça en position favorable dans les conflits d’autorité (« lutte du Sacerdoce et de l’Empire ») qui mirent aux prises Innocent III (homme ardent et énergique monté sur le trône de St Pierre à l’âge de 36 ans en 1198) avec l’empereur Othon et avec le roi Jean d’Angleterre.

BAT BOUV B

Une puissante Coalition de forma contre Philippe, ce « roitelet » (regulus), comme le nommaient ses ennemis. Elle regroupa les trois plus puissants princes d’Europe (Othon IV de Brunswick, Jean Sans Terre, frère cadet et successeur de Richard Coeur de Lion, et Ferrand de Portugal, comte de Flandre, époux de Jeanne de Constantinople). Elle attira également d’influents barons français, mécontents de l’autoritarisme du roi, ou qui convoitaient certains de ses fiefs (et peut-être même son sceptre, comme Renaud de Dammartin, comte de Boulogne-sur-Mer).

Après une période de razzias sanglantes de part et d’autre (notamment l’incendie de Lille par les troupes royales et le sac de Tournai par les coalisés), il fut décidé d’enserrer Philippe dans un étau, de le tuer et de partager son domaine. Le roi Jean, débarqué en personne à La Rochelle avec une armée équipée d’engins de siège, s’avança vers le Nord. Les troupes d’Othon, Ferrand et Renaud, des mercenaires saxons ou brabançons, épaulés par le comte de Salisbury (frère utérin du roi d’Angleterre, débarqué à Damme avec un corps expéditionnaire anglais), convergeaient en direction de l’Artois.

Le prince Louis (fils de Philippe Auguste et d’Isabelle de Hainaut, père du futur Saint Louis) arrêta les Anglais sur la Loire avec l’aide des jeunes nobles de la Maison royale. Son père, conscient du danger extrême de sa position, convoqua le ban. L’ost royal convergea vers Arras et Péronne. A l’appel du roi, plusieurs communes à qui celui-ci avait octroyé des privilèges envoyèrent des milices bourgeoises afin de combattre les envahisseurs aux cotés des chevaliers et autres hommes d’armes. Cette circonstance frappa les esprits et constitua une sorte d’anticipation de ce qui deviendra une armée de métier (sous les Valois) et l’amorce d’un « sentiment national » (selon l’expression d’historiens modernes).

BAT BOUV C

Les troupes royales atteignirent Tournai (ville natale de Childéric, père de Clovis, ville francophone et francophile depuis toujours), mais se rendirent vite compte que les coalisés étaient encore plus nombreux et plus puissants qu’ils ne le craignaient. Ces derniers s’approchaient à marche forcée depuis Valenciennes et allaient les couper de leurs arrières. Le roi Philippe ordonna de rebrousser chemin. Les coalisés, violant la trêve dominicale, mal renseignés par leurs espions ou croyant à une débâcle des Francs, se ruèrent à la curée. Quelle ne fut pas leur surprise de trouver devant le Pont-à-Bouvines toute l’armée française en train de faire volte face,  l’ost royal se déployant d’Est en Ouest en ordre de bataille !

La victoire du roi, dont pourtant les troupes étaient apparemment en nombre inférieur et moins aguerries, fut sans doute remportée par la supériorité stratégique et la cohésion des soldats et de leurs chefs (surtout un ancien croisé, Guérin, évêque de Senlis), et par les prouesses techniques des chevaliers français qui étaient considérés comme les meilleurs tournoyeurs de leur temps. Le chapelain Guillaume le Breton, témoin oculaire des combats, présenta une interprétation sacralisée des faits qui fut reprise par les institutions officielles durant des siècles.

L’effet de surprise joua un grand rôle dans la célébrité de ce fait d’armes médiéval. Son issue inattendue fut vantée par le clergé français comme miraculeuse. Autour de ce roi célébré comme « Dieu donné », se renforcèrent les bases de la « monarchie de droit divin » (oint par la Sainte Ampoule le jour du sacre), d’autant plus qu’une longue période de paix et de prospérité s’ensuivit. Avec l’aide de la propagande vaticane, satisfaite par ailleurs du leadership français au cours des Croisades, se développa le mythe, intérieurement fédérateur, de la France soutien de l’Eglise.

BAT BOUV D

A l’étranger, les effets de cette bataille rangée ne furent pas moins déterminants. L’empereur Othon perdit son pouvoir. Ses successeurs tournèrent pour assez longtemps leurs ambitions expansionnistes vers le Sud, vers l’Italie, plutôt que vers l’Ouest. Le roi d’Angleterre, vaincu, déconsidéré, se vit mettre sous tutelle par ses barons : la « Grande Charte » fut une des sources du régime parlementaire, invention typiquement britannique, promise à au plus grand avenir en Europe. De plus, Rome s’imposait comme l’arbitre des Etats, comme autorité temporelle autant que spirituelle. En Flandre débuta une période difficile faite de querelles de succession et de dissensions sociales, notamment entre les prospères bourgeois des cités drapières et le peuple.

©J.L. Pelon – Les Amis de Bouvines – 2009

Sources : La Philippide de Guillaume le Breton, vers 1220 – Ouvrages de : M. Lebon, érudit lillois du XIXe siècle, d’Ernest Lavisse, Antoine Hadengue, Georges Duby, etc.

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